LE GRAND SECRET
On était au début du mois de décembre, et l’automne laissait lentement place à l’hiver. Par l’une des ces journées ensoleillées, avant les premiers flocons, où le monde semble presque cristallin dans sa perfection, Nora Kelly et Smithback remontaient Riverside Drive en se tenant par la main. Tout en marchant, Nora contemplait les eaux tranquilles de l’Hudson charriant déjà les premiers blocs de glace venus du nord. La silhouette des faubourgs du New Jersey se découpait dans le soleil et le pont George Washington donnait l’impression de flotter au-dessus de l’eau dans le ciel argenté.
Nora et Smithback avaient finalement pris un appartement ensemble sur West End Avenue, au nord de la 90e Rue. Lorsque Pendergast leur avait téléphoné pour les inviter à le retrouver au 891 Riverside Drive, ils avaient choisi de parcourir à pied les trois kilomètres les séparant de l’ancienne maison de Leng ; afin de mieux profiter de cette superbe journée.
Pour la première fois depuis la découverte du charnier sur le chantier de Catherine Street, Nora avait l’impression de retrouver une certaine paix intérieure. Ses travaux de recherche commençaient à donner des résultats encourageants. Les datations au carbone 14 des spécimens retrouvés lors de ses fouilles en Utah étaient venues confirmer sa théorie sur les liens entre les civilisations anasazi et aztèque. Au Muséum, plus personne ne songeait à remettre en cause l’intérêt de ses travaux, et Nora pouvait désormais travailler en toute quiétude. L’équipe de direction avait été entièrement renouvelée, à l’exception du docteur Collopy ; avec son savoir-faire et sa prestance naturelle, ce dernier avait réussi le tour de force de passer entre les gouttes, et l’on aurait même pu penser que sa réputation et son prestige se trouvaient grandis par l’épreuve traversée. Collopy avait même proposé à Nora un poste de choix dans la hiérarchie administrative du Muséum, mais elle avait poliment décliné l’offre.
Quant au pauvre Roger Brisbane, le mandat d’arrêt lancé contre lui avait été annulé, et il avait été libéré à la veille des élections municipales lorsque son avocat avait pu fournir des alibis incontestables pour les trois meurtres dont on l’accusait. Un juge avait fait remarquer à la police, en des termes très directs, que le dossier ne contenait pas le moindre indice à charge contre Brisbane, et celui-ci s’était empressé d’intenter un procès aux autorités municipales pour arrestation arbitraire. Toute cette agitation faisait bien évidemment le jeu de la presse, les journalistes s’étonnant à longueur de colonnes que le Chirurgien coure encore. Comme on pouvait s’y attendre, le maire n’avait pas été réélu, et le capitaine Custer s’était retrouvé à la circulation.
Dans le même temps, on avait pu lire des dizaines d’articles sur la disparition inexpliquée d’Anthony Fairhaven ; les hypothèses les plus folles avaient circulé, jusqu’à ce qu’une enquête des services fiscaux se charge de faire taire la rumeur en laissant entendre que le promoteur avait choisi de s’exiler dans un paradis doré pour échapper à la vindicte du Trésor Public. Une bonne âme prétendait même l’avoir aperçu sur une plage des Antilles néerlandaises, occupé à lire le Wall Street Journal en sirotant un daïquiri.
En tout et pour tout, Smithback avait passé deux semaines dans un établissement privé de la région de Cold Spring, la clinique Feversham, où sa blessure, remarquablement bien soignée, s’était refermée étonnamment vite. L’inspecteur Pendergast avait été admis dans le même établissement, mais son médecin l’avait astreint à un séjour bien plus long. On avait dû l’opérer au coude et à l’abdomen, et sa convalescence avait été d’autant plus difficile qu’il sortait déjà d’une intervention chirurgicale majeure, suite à son agression par le Chirurgien. Aussitôt sorti de clinique, il s’était évaporé dans la nature, si bien que Nora et Smithback n’avaient plus entendu parler de lui jusqu’à ce matin de décembre où leur était parvenue cette invitation mystérieuse.
— J’ai du mal à croire qu’on se retrouve dans ce quartier, fit Smithback en désignant les immeubles délabrés de cette partie de Riverside Drive.
— Mais enfin, Bill, tu n’as pas envie de savoir ce que nous veut Pendergast ?
— Bien sûr que si, mais il aurait tout de même pu choisir un lieu de rendez-vous un peu plus gai. Je ne sais pas moi, le restaurant du Carlyle, par exemple.
— Le connaissant, il doit avoir de bonnes raisons de nous faire venir ici. De toute façon, nous n’allons pas tarder à le savoir.
— Sans doute. En attendant, s’il ose nous concocter un cocktail de bienvenue avec les produits chimiques de ce cher Leng, je te préviens tout de suite, je m’en vais en courant.
La silhouette gothique de la vieille demeure leur apparut bientôt un peu plus haut dans l’avenue. Même en plein soleil, l’endroit était particulièrement sinistre ; on aurait dit une maison hantée de film d’horreur, avec son jardin en friche aux arbres décharnés, et ses fenêtres sombres donnant sur la rivière.
La vue de la maison raviva des souvenirs pénibles chez Nora et Smithback, qui s’arrêtèrent machinalement sur le trottoir.
— Tu vas peut-être trouver ça idiot, Nora, mais rien que de regarder cette vieille bâtisse, j’en ai la chair de poule, marmonna Smithback. Je n’arrête pas de repenser au moment où Fairhaven m’a posé sur cette table d’opération glaciale et où il a commencé à m’ouvrir le dos avec...
— Bill, je t’en prie ! Épargne-moi les détails, réagit aussitôt Nora.
Depuis qu’il était tiré d’affaire, Smithback avait pris la fâcheuse habitude de lui raconter son calvaire par le menu. Il passa affectueusement un bras autour de l’épaule de la jeune femme. Son beau costume bleu Armani ne lui allait plus tout à fait aussi bien, car il était loin d’avoir retrouvé son poids d’origine. Il avait encore un teint cireux et les traits tirés, mais il n’avait rien perdu de son esprit moqueur et ses yeux pétillaient plus que jamais.
Ils reprirent leur promenade et traversèrent la 137e Rue avant d’arriver à la grille du parc, toujours encombrée de détritus de toutes sortes. Smithback fit une nouvelle halte, observant longuement la façade de la maison. Ses yeux s’immobilisèrent sur la fenêtre du premier étage qu’il avait dû briser pour pénétrer dans la vieille demeure, et Nora le vit pâlir. Surmontant son appréhension, il suivit la jeune femme qui frappait déjà à la porte d’entrée.
Une minute s’écoula, puis deux. La porte s’ouvrit enfin en grinçant, révélant la silhouette élancée de Pendergast. Il portait de gros gants en caoutchouc, et son costume sombre de coupe élégante était couvert de poussière de plâtre. Sans un mot de bienvenue, il tourna les talons et les guida à travers un dédale de couloirs sonores jusqu’à la grande bibliothèque. Des projecteurs halogènes disposés un peu partout donnaient à l’ancienne demeure de Leng une apparence irréelle. Mais en dépit de cet éclairage agressif, Nora ne put s’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur en se souvenant de sa première visite. L’odeur de moisi avait disparu pour laisser place à des relents de détergents. Les pièces n’avaient plus grand-chose à voir avec ce qu’elles étaient encore quelques semaines plus tôt. Les boiseries avaient été arrachées des murs, les tiroirs des meubles étaient dans tous les sens, la tuyauterie mise à nue, le plancher désossé, comme si une équipe de terrassiers s’était appliquée à fouiller les lieux de fond en comble.
Les draps à moitié décomposés qui recouvraient autrefois les animaux empaillés et les squelettes exposés dans la bibliothèque avaient disparu. Il régnait dans la pièce une lumière plus douce, et Nora constata que les rayonnages étaient à moitié vides. Des piles de livres anciens, soigneusement triés et classés, étaient entassées sur le plancher. Pendergast se fraya un chemin dans ce capharnaüm jusqu’à l’immense cheminée, avant de se tourner vers ses invités.
— Professeur Kelly, fit-il avec un petit mouvement de tête, monsieur Smithback, je constate avec grand plaisir que vous êtes remis de nos émotions communes.
— Votre ami le docteur Bloom n’est pas seulement un chirurgien hors pair, c’est un véritable artiste, s’exclama Smithback avec une bonne humeur un peu forcée. Je n’ai pas encore reçu sa note, mais j’espère que sa clinique a passé un accord avec ma mutuelle.
Pendergast se contenta de lui répondre par un petit sourire.
— Allez-vous enfin nous dire pourquoi vous nous avez fait venir ici, inspecteur ? fit Nora, rompant le silence qui s’était installé.
— J’ai bien conscience des moments tragiques que vous avez traversés, répliqua Pendergast en retirant ses gants de caoutchouc. Aucun être humain ne devrait avoir à subir de telles souffrances, et j’en suis d’autant plus contrit que je ne suis pas étranger à ce qui vous est arrivé.
— Les amis sont faits pour ça, ironisa Smithback pour détendre l’atmosphère.
Pendergast semblait ne pas l’avoir entendu.
— J’ai appris bien des choses au cours des semaines passées. Des choses qui ne permettront malheureusement pas de ramener à la vie celles et ceux qui se sont trouvés en première ligne tout au long de cette triste affaire. Je pense à Mary Greene, à Doreen Hollander, à Mandy Eklund, à Reinhart Puck, à Patrick O’Shaughnessy. Il est trop tard pour eux, mais il me semble que je vous dois des explications sur ce qui s’est réellement passé, ne fût-ce que pour exorciser certains démons. Je tiens toutefois à préciser que tout ceci doit rester strictement confidentiel. Personne d’autre, je dis bien personne, ne dois jamais connaître la nature des secrets que je m’apprête à vous révéler.
La recommandation de Pendergast était trop formelle pour appeler le moindre commentaire, et ses deux visiteurs préférèrent conserver le silence. Comme l’inspecteur ne disait toujours rien, Smithback laissa tomber d’une voix d’où avait disparu toute trace d’ironie.
— Nous vous écoutons.
Pendergast regarda tour à tour Nora et le journaliste avant d’entamer son récit.
— Depuis sa plus tendre enfance, Fairhaven était obsédé par la mort. La disparition de son frère aîné à l’âge de seize ans des suites de la maladie de Hutchinson-Gilford n’aura sans doute pas été étrangère à cet état de fait.
— Little Arthur, murmura Smithback.
Pendergast le regarda d’un air étrange.
— Little Arthur, absolument.
— La maladie de Hutchinson-Gilford ? demanda Nora. Je n’en ai jamais entendu parler. De quoi s’agit-il ?
— Il s’agit d’une affection fort rare, couramment connue sous le nom de progérie. Dès les semaines qui suivent la naissance, le sujet se met à vieillir à une vitesse accélérée. La croissance se ralentit dans un premier temps, puis elle s’arrête tout à fait ; les cheveux deviennent blancs avant de tomber en laissant apparaître les veines du crâne, comme c’est le cas chez les vieillards. Les patients atteints de ce mal n’ont généralement plus de cils ni de sourcils, et leurs yeux sont disproportionnés. Des taches de vieillesse et des rides apparaissent, la peau se dessèche et s’écaille, les os du corps se décalcifient, et le sujet n’a pas encore atteint l’âge adulte qu’il a déjà toutes les apparences d’une personne âgée, avec les conséquences médicales qu’entraîne ce vieillissement précoce : athérosclérose, attaques, crises cardiaques, et cœtera. C’est d’ailleurs un infarctus qui a emporté Arthur Fairhaven à l’âge de seize ans.
Son cadet s’est trouvé confronté à la mort très tôt en voyant l’état de son frère se dégrader de façon terrifiante en l’espace de cinq ou six ans. Il ne s’en est jamais remis. Nous craignons tous la mort, à des degrés divers, mais dans le cas d’Anthony Fairhaven, il s’agissait d’une véritable obsession. Ceci expliquant cela, il a entamé des études de médecine au sortir du lycée, avant d’être renvoyé au bout de deux ans après avoir tenté des expériences peu recommandables ; je n’en connais pas encore les détails, mais je m’applique actuellement à les découvrir. Quoi qu’il en soit, il s’est trouvé contraint de renoncer à ses projets pour succéder à son père à la tête de son entreprise immobilière. Tout ce qui était lié à la santé n’en continuait pas moins de le hanter, au point qu’il consommait en grandes quantités toutes sortes de vitamines et de produits biologiques, suivait des régimes alimentaires très stricts, partait régulièrement en cure et fréquentait les saunas finlandais, bref, toute la panoplie habituelle accompagnant certaines névroses.
Dans le même temps, il a trouvé un certain réconfort dans la foi chrétienne, dont la doctrine prône la vie éternelle, comme chacun sait. Il semble pourtant que la religion n’ait pas pleinement répondu à ses attentes ; parallèlement à sa ferveur religieuse, il se passionnait pour les avancées de la science et de la médecine, ce qui l’aura conduit à s’intéresser de près à l’histoire naturelle. Sa réussite personnelle lui permettait d’effectuer des dons extrêmement généreux à divers instituts de recherche plus ou moins fumeux, mais aussi à des institutions tout à fait respectables comme l’école de médecine de Columbia, l’institut Smithsonian, ou encore le Muséum d’histoire naturelle de New York. Enfin, il a fondé un institut de traitement et de recherche consacré aux maladies infantiles les plus rares, la clinique Little Arthur.
Il est difficile de savoir avec précision par quel biais il a entendu parler pour la première fois d’Enoch Leng et de ses recherches. Il semble avoir passé énormément de temps enfermé dans les archives du Muséum pour y effectuer des recherches dont on ne connaîtra sans doute jamais la nature exacte. Toujours est-il qu’il est tombé un jour, par hasard, sur des informations relatives à Leng. En particulier, des renseignements très précis sur la nature des recherches de ce dernier, et sur l’emplacement de son premier laboratoire. On imagine aisément à quel point un homme tel que Fairhaven s’est senti concerné par ces découvertes, notamment lorsqu’il apprit que Leng prétendait avoir mis au point une formule susceptible de retarder le vieillissement humain, voire de le stopper. Il lui fallait impérativement en découvrir davantage, et savoir si Leng avait véritablement réussi dans son entreprise.
Vous l’aurez compris, il ne pouvait se permettre de laisser M. Puck en vie car celui-ci était au courant de ses nombreuses visites aux archives et connaissait la nature de ses recherches. C’est pour cette raison qu’il l’a tué, au lendemain de la découverte de la fameuse lettre de Shottum. Il suffisait que M. Puck mentionne le nom de Fairhaven au détour d’une conversation pour qu’un lien soit établi avec Leng et que le promoteur devienne notre premier suspect. En vous attirant dans le local des archives, professeur Kelly, Fairhaven comptait faire d’une pierre deux coups, car vous commenciez également à devenir dangereuse.
Mais j’avance trop vite dans mon récit, et il me faut revenir en arrière. Fairhaven ayant donc découvert la nature des travaux de Leng, il lui restait à savoir si ce dernier avait pu mettre au point sa formule. En un mot, s’il était toujours vivant. Il a donc décidé de partir en chasse et de le traquer. Lorsque j’ai moi-même tenté de retrouver la trace de mon arrière-grand-oncle, j’ai eu l’étrange impression à plusieurs reprises d’avoir été précédé dans cette entreprise. Ce n’était que trop vrai.
Fairhaven a en effet fini par dénicher l’adresse de Leng, et il est arrivé un beau jour dans cette vieille maison. Imaginez un instant son exaltation en découvrant que mon arrière-grand-oncle était toujours en vie, qu’il était donc parvenu à mettre au point cette formule de jouvence censée lui ouvrir les portes de l’éternité. À force de recherches et de ténacité, Leng avait réussi à percer le secret que Fairhaven convoitait depuis si longtemps.
Fairhaven a voulu arracher son précieux secret à Leng, mais celui-ci refusait obstinément de parler. Comme nous le savons désormais, Leng avait renoncé depuis longtemps à mener à bien son grand projet. Je sais maintenant pourquoi. En compulsant les documents abandonnés dans son laboratoire, je me suis aperçu qu’il avait stoppé ses travaux au début du mois de mars 1954. Pourquoi cette date ? Je me suis longtemps posé la question, avant de me souvenir que cette date correspondait à l’opération Castle Bravo.
— Castle Bravo ? interrogea Nora, perplexe.
— Il s’agit du nom de code donné à l’époque à la première bombe thermonucléaire que les autorités militaires ont fait exploser au-dessus de l’atoll de Bikini. Une bombe de quinze mégatonnes dont le champignon s’étalait sur plus de six kilomètres de diamètre. En apprenant la nouvelle, Leng s’est convaincu que cette terrible invention signifiait à terme la fin de la race humaine. Il ne doutait pas que l’humanité finirait par se détruire elle-même grâce à cet engin destructeur, de manière beaucoup plus efficace que tout ce qu’il avait pu imaginer lui-même. Il a donc décidé de mettre un terme à ses travaux sur le poison absolu. Il pouvait désormais vieillir et mourir en paix, certain que son rêve de débarrasser la planète des méfaits de l’humanité finirait inévitablement par se réaliser.
Lorsque Fairhaven a finalement retrouvé Leng, celui-ci ne faisait plus usage de son élixir miraculeux depuis de nombreuses années déjà. Précisément depuis le printemps 1954, comme je vous l’ai expliqué. Leng était devenu un vieil homme, il attendait peut-être même la mort avec une certaine impatience après avoir résisté si longtemps aux assauts du temps. Toujours est-il qu’il a catégoriquement refusé de divulguer le secret de sa longévité à Fairhaven, même sous les tortures les plus atroces. Il ne fait guère de doute que Fairhaven aura été trop loin, et Leng en est mort.
Mais tout n’était pas perdu pour Fairhaven. Il connaissait l’adresse de l’ancien laboratoire d’Enoch Leng et espérait pouvoir y découvrir de précieuses informations : des restes humains, sans doute, et surtout le journal scientifique de Leng sur lequel il n’avait jamais pu mettre la main. Grâce à ses recherches, Fairhaven savait que l’ancien laboratoire de Leng se trouvait dans les sous-sols du cabinet Shottum. En l’espace d’un siècle, cette partie de la ville avait laissé place à des logements, mais Fairhaven était mieux placé que quiconque pour racheter ces terrains et raser les vieux immeubles qui s’y trouvaient, avec l’excuse officielle d’y construire une tour résidentielle. En interrogeant les ouvriers présents sur le chantier de Catherine Street, j’ai appris que Fairhaven se rendait très souvent sur les lieux, contrairement à ses habitudes. L’un des terrassiers m’a ainsi certifié que Fairhaven avait même été la première personne à pénétrer dans le souterrain, après l’ouvrier responsable de la découverte du charnier. C’est là qu’il a retrouvé le carnet de notes de Leng. En outre, il a demandé à récupérer les restes des malheureuses victimes de Leng, prétendument pour les faire enterrer dignement, en réalité pour être en mesure de fouiller à loisir leurs effets personnels, et surtout d’examiner de près la technique permettant à Leng de prélever la moelle épinière de ses cobayes. Ce qui explique l’incroyable similitude entre les opérations pratiquées autrefois par mon arrière-grand-oncle, et celles de Fairhaven.
Fairhaven se trouvait donc en possession des précieuses notes de Leng, et il s’est ingénié à marcher dans ses pas en pratiquant des expérimentations similaires avec l’espoir de parvenir à un résultat identique. Un espoir aussi insensé que vain, car Fairhaven était un amateur sans génie, incapable de comprendre la portée réelle des travaux de Leng.
Pendergast marqua une pause dans son récit. La vieille demeure formait un cocon de silence, et ses deux visiteurs attendaient avec impatience la suite de son récit.
— J’ai du mal à croire à toute cette histoire, finit par dire Smithback. Quand je suis allé l’interviewer à son bureau, Fairhaven avait l’air si calme et sûr de lui. Jamais il ne m’est venu à l’idée qu’il pouvait être... dérangé.
— La folie ne sait que trop bien dissimuler son vrai visage, répondit Pendergast. L’obsession de Fairhaven était trop profondément ancrée en lui pour influer sur son comportement au quotidien. Et si tous les chemins mènent à Rome, que dire de ceux qui conduisent aux portes de l’enfer ? Fairhaven avait une conception presque mystique de sa mission. Il était convaincu que la formule de jouvence de Leng lui était destinée. Après avoir pris la vie de Leng, il devenait son successeur. Ou plutôt, Il devenait Leng à son tour, corrigeant ainsi ce qu’il considérait comme une grossière erreur de l’histoire. Il se déguisait en Leng et agissait comme lui, tuant de la même manière. Et non pas à la façon d’un simple imitateur, comme la police locale a eu la faiblesse de le croire. D’ailleurs, si cela peut vous rassurer, monsieur Smithback, j’ajouterai que votre article dans le New York Times n’a joué aucun rôle déclencheur chez lui. Sa décision était déjà prise, et elle était irrévocable.
— Pourquoi avoir tenté de vous assassiner ? demanda le journaliste. C’était extrêmement risqué, et le jeu n’en valait pas la chandelle.
— Fairhaven était un personnage fort clairvoyant, capable d’envisager les choses à très long terme, ce qui, entre parenthèses, explique en partie sa réussite dans le monde de l’immobilier. Cette capacité de projection dans l’avenir éclaire également sa peur du vieillissement et de la mort. Lorsque j’ai découvert l’adresse de Mary Greene, il a immédiatement compris que je parviendrais à retrouver celle de Leng. C’était inévitable. Leng mort ou vivant, je finirais par me rendre dans cette maison, ce qui ne faisait pas son affaire, comme vous pouvez vous en douter. Il suffisait que je vienne fourrer mon nez ici - si vous me passez l’expression - pour établir un lien entre le tueur actuel, celui que la presse populaire surnommait le Chirurgien, et le tueur de jadis, c’est-à-dire Leng. Il en allait de même pour Nora, qui était sur sa piste et commençait à le serrer de trop près. L’homme était fort bien informé et savait qu’elle avait rendu visite à la fille de Tinbury McFadden. Il savait surtout qu’elle était une archéologue chevronnée, un talent que je ne possède malheureusement pas. Tôt ou tard, nous finirions par découvrir l’adresse de Leng. Il fallait donc nous arrêter à tout prix.
— Et O’Shaughnessy ? Pourquoi l’avoir tué ?
Pendergast baissa la tête.
— Je ne me pardonnerai jamais sa mort. J’ai cru lui confier une mission sans risque en lui demandant d’enquêter sur New Amsterdam Chemists, la pharmacie où Leng s’était longtemps procuré ses composants chimiques. O’Shaughnessy semble avoir eu la chance de retrouver là-bas d’anciens livres de comptes remontant aux années 1920. J’use à tort du mot « chance » car c’est tout le contraire qui s’est produit. J’étais loin de me douter à ce moment-là que Fairhaven surveillait le moindre de nos mouvements. Comprenant que O’Shaughnessy avait découvert l’endroit où Leng se ravitaillait pour ses expériences, constatant en outre qu’il avait pu mettre la main sur ces vieux registres, il a décidé de le supprimer pour éviter toute indiscrétion. Qui sait ce que nous aurions trouvé dans les livres de comptes de la pharmacie ?
— Pauvre Patrick, fit Smithback. Quelle mort atroce.
— Atroce. Le mot n’est pas trop faible, répondit Pendergast à mi-voix, le visage décomposé. Et dire que j’en suis responsable. O’Shaughnessy était un être généreux, et un policier exemplaire.
Dans le silence qui suivit cette épitaphe, Nora détourna pudiquement les yeux, mais le décor qui l’entourait n’avait rien de rassurant, et elle frissonna en apercevant les piles de livres aux reliures de cuir usées, les tapisseries mitées et le papier en lambeaux sur les murs.
— Mon Dieu, murmura Smithback en secouant la tête. Et dire que je ne pourrai jamais raconter toute cette histoire à mes lecteurs.
Soudain, il releva la tête.
— À propos, comment est mort Fairhaven ? Que lui est-il arrivé en fin de compte ?
— La mort, cette ennemie fidèle et implacable qu’il redoutait tant, a fini par l’emporter. Clin d’œil un peu macabre à la Edgar Allen Poe, j’ai emmuré son cadavre dans l’une des niches des souterrains. Il ne fallait pas que l’on puisse un jour retrouver son corps.
Après un court moment de silence, Nora demanda :
— Que comptez-vous faire de cette maison et de toutes ces collections ?
Pendergast esquissa un pâle sourire.
— Par le jeu de la descendance et des héritages, cette vieille demeure et tout son contenu me reviennent de droit. Il est fort probable que les pièces les plus intéressantes du cabinet de Leng feront un jour l’objet de dons anonymes aux grands musées de la planète, mais pas dans l’immédiat.
— Comment se fait-il que la maison soit aujourd’hui dans un tel état ? On dirait qu’elle a été dévastée par un ouragan.
— Votre question m’amène tout droit à la raison pour laquelle je vous ai demandé de venir ici aujourd’hui. J’ai une ultime requête à vous faire à tous les deux.
— Laquelle ?
— Suivez-moi.
Nora et Smithback emboîtèrent le pas à Pendergast. Quelques instants plus tard, ils se retrouvaient tous les trois dans le vestibule, et l’inspecteur ouvrit la porte d’entrée. La Rolls ronronnait sagement devant la porte, symbole d’un luxe parfaitement incongru au cœur de cette enclave de misère et d’abandon.
— Où allons-nous ? demanda Smithback.
— Au cimetière des Portes du Paradis.
Il fallut moins d’une demi-heure à la Silver Wraith pour quitter Manhattan et se rendre dans les collines de Westchester, pétrifiées par l’hiver. Assis sur la banquette de cuir blanc, Pendergast n’avait pas desserré les dents de tout le trajet, perdu dans ses pensées. Ils parvinrent enfin à l’entrée du cimetière dont ils franchirent les grilles en voiture avant de s’enfoncer à travers le paysage vallonné des Portes du Paradis. Le lieu, véritable nécropole moderne parsemée de caveaux et de tombes monumentales, s’étalait sur une succession de petites collines. Le chauffeur arrêta la Rolls tout au fond de l’immense cimetière, dans un endroit reculé au gazon impeccable moucheté de marbre blanc.
L’inspecteur Pendergast sortit le premier, suivi de Nora et de Smithback. Ensemble, ils empruntèrent un petit sentier conduisant à une rangée de sépultures récentes. Nulle pierre tombale, ni fleur ni inscription n’identifiaient les rectangles de terre fraîchement remuée dessinés avec précision au milieu du gazon. Un piquet en aluminium avait été placé en haut de chacune des tombes ; un cadre y était fixé, dans lequel était glissé un simple carton avec un numéro, déjà attaqué par la mousse et à moitié effacé par le soleil.
Ils longèrent les rangées de tombes. Arrivé à celle portant le numéro 12, Pendergast s’immobilisa. Il restait là, tête baissée, les mains croisées. Il semblait prier. Dans le cimetière désert, les rayons du soleil perçaient péniblement la brume des collines, filtrant à travers les branches décharnées des vieux chênes.
Au bout d’un moment, Smithback rompit le silence :
— Où sommes-nous ? A quoi correspondent ces tombes ?
— C’est ici que Fairhaven a fait enterrer les trente-six squelettes retrouvés dans le tunnel à charbon de Catherine Street. Je dois dire qu’il s’y est pris avec beaucoup de finesse. Il savait pertinemment qu’une autorisation du tribunal est nécessaire avant de procéder à toute exhumation. Il s’agit d’une procédure longue et complexe. La loi lui interdisant de faire incinérer les victimes de Leng, cette solution était de loin la plus efficace pour s’en débarrasser sans mal. Il ne pouvait en effet se permettre de laisser quiconque s’intéresser à ces squelettes.
L’inspecteur Pendergast se tut un instant pour désigner du doigt la sépulture devant laquelle ils étaient arrêtés.
— C’est ici, au numéro 12, qu’a été enterrée la jeune Mary Greene. Elle sera finalement sortie de l’anonymat, comme elle l’avait souhaité.
Pendergast fouilla dans sa poche et sortit une feuille de papier froissé, pliée en accordéon. La feuille tremblait sous le souffle du vent glacé qui balayait les collines. Il tendit la main au-dessus de la tombe, comme pour une offrande rituelle.
— De quoi s’agit-il ? lui demanda Smithback, intrigué.
— Du grand secret.
— Le grand secret ?
— La formule mise au point par Leng afin de retarder le vieillissement. La formule définitive, grâce à laquelle il n’avait plus besoin de recourir à des cobayes humains. C’est pour cette raison qu’il a cessé de tuer en 1935.
Nora et Smithback échangèrent des regards surpris.
— Leng tenait enfin le grand secret qu’il cherchait depuis si longtemps, reprit l’inspecteur. Il lui aura fallu attendre la fin des années 1920 et l’apparition de certains opiacés synthétiques et autres composants biochimiques modernes pour y parvenir. Grâce à cette formule améliorée, il n’avait plus besoin de donneurs. Leng n’avait jamais tué par plaisir. C’était un scientifique, poussé au crime par sa passion de la recherche, contrairement à Fairhaven qui éprouvait visiblement le plus grand plaisir à torturer ses victimes.
Smithback était comme hypnotisé par la feuille de papier froissé. Il n’en croyait pas ses yeux.
— Attendez une minute... Vous êtes en train de nous dire que c’est le secret de l’éternité que vous tenez entre vos mains ?
— L’éternité, comme vous dites, est un leurre, monsieur Smithback. Tout du moins dans ce bas monde. Cette formule ne permet pas de s’affranchir de la mort, mais de la défier un temps en prolongeant la vie humaine. En ralentissant considérablement le processus de vieillissement, cette formule permet de gagner un siècle de vie, peut-être davantage, je ne saurais le dire.
— Où l’avez-vous trouvée ?
— Leng avait soigneusement dissimulé ce document dans sa maison. Comme je le pensais, il n’avait pu se résoudre à détruire un tel secret. C’était le fruit d’un labeur trop coûteux pour qu’il n’en ait pas conservé un exemplaire quelque part.
Le visage torturé de Pendergast trahissait son trouble extrême.
— Je ne pouvais prendre le risque de laisser le premier venu retrouver un jour ce morceau de papier. Que se passerait-il si cette formule tombait entre les mains de...
Il laissa sa phrase en suspens.
— Je suppose que vous avez dû y jeter un œil, tout de même ? insista Nora.
Pendergast hocha la tête.
— Et alors ?
— Il s’agit d’une formule complexe, mais parfaitement réalisable à l’aide de composants chimiques relativement courants. Un produit de synthèse biochimique que n’importe quel étudiant en chimie de bon niveau serait capable d’obtenir, à condition d’avoir accès à un laboratoire digne de ce nom. Il y a toutefois un « truc », une subtilité qui rend très improbable la redécouverte de cette formule par un autre, tout du moins dans un avenir proche. C’est en cela qu’on peut voir le génie de Leng.
Nora et Smithback ne disaient rien. Après un long silence, le journaliste demanda d’une petite voix :
— Et... que comptez-vous faire de ce papier ?
Pendergast ne répondit pas, mais un claquement discret retentit dans l’air glacé, suivi d’un frottement. L’inspecteur tenait à la main un élégant briquet en or dont la flamme dansait dans le jour tombant. Sans prononcer une parole, il approcha la flamme de la feuille de papier.
— Attendez, ne faites pas ça ! s’écria Smithback en se précipitant pour lui prendre le papier des mains.
Mais la feuille se consumait déjà, que Pendergast tenait à bout de bras pour éviter que le journaliste ne s’en empare.
— Qu’avez-vous fait ? hurla Smithback en cherchant à lui arracher la formule. Pour l’amour du ciel, donnez-moi ça tout de suite...
La feuille en accordéon, déjà brûlée aux trois quarts, se recroquevillait entre les doigts de l’inspecteur qui en chassait les cendres au fur et à mesure en secouant la main. Bientôt, le grand secret de Leng ne serait plus qu’un souvenir calciné.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! s’exclama Smithback, cherchant toujours à sauver ce qui restait du document. Pensez un instant à tout ce que...
— Croyez-moi, monsieur Smithback, j’y ai longuement réfléchi, répondit Pendergast d’un ton apaisé. Je n’ai même fait que cela au cours des six dernières semaines, alors que je tentais désespérément de mettre la main sur ce document. À mon grand déshonneur, cette formule a été découverte par un membre de la famille Pendergast. Pensez à tous ceux qui sont morts pour que ce terrible secret puisse naître. Pensez à Mary Greene, à tous ceux qui ont connu un sort comparable au sien, et dont l’histoire ne connaîtra jamais les noms. Ayant retrouvé ce papier, c’était à moi et à moi seul qu’il revenait de le détruire. Croyez-moi, c’était la seule solution. Trop d’innocents ont payé de leur vie et de leurs souffrances, cette formule ne peut décemment leur survivre.
La flamme était sur le point de s’éteindre, faute de combustible. Pendergast écarta les doigts et le dernier petit carré de papier s’enflamma aussitôt avant de partir en cendres qui tombèrent sur la terre gelée. L’inspecteur se baissa et, d’un geste d’une infinie douceur, les éparpilla sur la tombe de Mary Greene. Lorsqu’il se redressa, c’est tout juste si l’on apercevait encore de minuscules taches noires sur la terre ocre.
Il régnait à présent dans le cimetière une atmosphère oppressante.
Smithback se prit soudain la tête entre les mains.
— Je n’en reviens pas. Surtout, je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous nous avez fait venir ici et pourquoi vous avez voulu détruire ce papier sous nos yeux.
L’inspecteur Pendergast répondit par un petit mouvement de tête.
— Pourquoi ? Mais pourquoi ? insista Smithback.
— Tout simplement parce que ce geste était trop grave pour que je l’accomplisse seul. Il fallait qu’il reste des témoins, ne fût-ce qu’au regard de l’histoire.
En regardant Pendergast, Nora constata que derrière le trouble de l’inspecteur se dissimulait une tristesse infinie, proche du renoncement.
Smithback, comme hébété, secouait la tête d’un air désespéré.
— Vous ne comprenez donc pas ? Vous venez de détruire la plus formidable avancée de la science depuis les débuts de l’humanité.
L’inspecteur lui répondit d’une voix sourde :
— C’est vous qui ne comprenez pas. Cette formule aurait inévitablement fini par conduire le monde à sa perte, comme le souhaitait Leng. Curieusement, il n’a pas réalisé qu’il détenait le moyen de parvenir au but qu’il s’était fixé, et c’est bien le plus paradoxal dans toute cette affaire. Il lui aurait suffi de divulguer son secret pour entraîner l’humanité à sa perte, mais il manquait de recul, et il ne l’a pas compris.
Smithback ne disait plus rien. Pendergast l’observa un long moment avant de baisser les yeux sur la tombe de Mary Greene. Le dos voûté, les épaules tombantes, on aurait dit qu’il avait vieilli de dix ans en l’espace de quelques minutes.
Depuis qu’ils se trouvaient là, Nora avait choisi de se tenir légèrement en retrait, se contentant de regarder et d’écouter les deux hommes sans mot dire. Soudain, elle prit la parole :
— Je vous comprends, fit-elle. Je comprends aussi à quel point cette décision a dû être difficile à prendre, mais je suis convaincue que vous avez fait preuve de sagesse.
Pendergast l’écoutait, les yeux rivés au sol. Il leva lentement la tête et posa son regard sur la jeune femme. Elle se trompait peut-être, mais on aurait dit que le visage de l’inspecteur s’était apaisé.
— Je vous remercie, Nora, murmura-t-il.